"Quand on a raison d'avoir un gros doute ..."
Le second souffle
Il s’agit du déroulement d’une séance, dans une entreprise anglo-saxonne de distribution
13h45 – Partage et choix d’une situation pour l’après midi
14h – ETAPE 1 – L’exposé
Le groupe de Codéveloppement est peu nombreux, 5 en tout.
C’est notre 4° séance et Isabelle, manager de proximité, est notre cliente.
Elle est manager dans la direction marketing, rattachée à la directrice, Stéphanie ; elle est en charge des études de marché et dirige 3 personnes dont Martine.
Martine a été embauchée il y a 5 ans après avoir été stagiaire. Elle a moins de 30 ans.
Martine doit extraire et analyser des données, mener des projets d’étude, faire appel à des cabinets externes, présenter des résultats.
Situation particulière : Stéphanie, la directrice, fait appel en direct à Martine pour certains projets qui l’intéressent particulièrement.
La situation qui préoccupe Isabelle est le manque d’autonomie de Martine. Il faut la “pousser”. Elle manque de confiance en elle.
Isabelle : “Je sais que Stéphanie souhaite voir Martine grandir, elle lui confie des projets et ça la valorise.
Moi je suis très “expert métier”. Stéphanie et moi n’avons pas la même exigence.
Stéphanie pense que Martine devrait pouvoir fonctionner davantage en roue libre, prendre une affaire de A à Z.”
Ce n’est pas commode pour moi car j’ai besoin du reporting de Martine
Si je dis cela à Martine, j’ai l’impression qu’elle se braque, se sent “fliquée”.
Alors la pousser ? Ou alors plutôt l’accompagner en contrôlant moins ? Je trouve que c’est un équilibre difficile à trouver. Et donc je suis preneuse de bonnes idées sur le “comment faire”.
J’ai tendance à formaliser ce que j’attends de Martine, très concrètement. Je fais des points réguliers, avec des attendus. J’ai aussi des réunions avec Stéphanie, ma N+1, pour faire le point, notamment sur nos différences de perception.
Mon titre, ma manchette ? Le casse-tête !
14h15- ETAPE 2 – La clarification
Isabelle donne les informations en réponse aux questions.
– Je l’ai formée au départ. On a le souci de la faire grandir
– Oui, comme ma N+1 fait appel à elle pour certains projets, on a une sorte de co-management.
– On est plus ou moins alignées. Stéphanie a le souci de lui donner beaucoup de messages positifs.
– Martine, dans ses missions, fait des achats de prestation.
– Oui, elle a de l’expérience après 5 ans.
– Travailler avec Stéphanie la conforte et la valorise.
– Elle a eu son entretien d’évaluation. En fait il y a eu un entretien avec Stéphanie et un avec moi parce qu’on ne voulait pas être à deux face à elle, trop de pression. Son travail est finalement indiqué comme “satisfaisant”. Cependant j’ai précisé des points de progrès : mieux communiquer avec moi (je pense au reporting) et mieux anticiper (je pense à la charge de travail, parce que régulièrement elle explique après coup qu’elle “n’a pas eu le temps” de faire ce qui était convenu).
– Oui, je pense qu’il faut qu’elle sache mieux prioriser et tenir ses engagements. Alors je formalise plus les demandes.
– Sa personnalité ? Réservée. Oui assez introvertie. Par exemple elle ne donne pas facilement son avis. Je lui dis souvent qu’il faut qu’elle soit plus informative.
– Je voudrais qu’elle soit plus autonome pour que je me dés-implique de certains projets plus courants. Pour cela il faudrait que ce soit elle qui prenne l’initiative de venir me voir quand il y a besoin. Je pourrais alors lui confier plus de sujets.
– Elle est plutôt d’un naturel gentil. Elle rend service, elle répond à ceux qui font appel à elle, c’est pour cela je pense qu’elle gère mal le temps. Le dernier qui demande passe en priorité. Stéphanie notamment. C’est un problème pour moi
– Je lui ai fait suivre un stage de gestion du temps. Mais sans résultat. Elle ne sait pas estimer les temps.
– Quand je l’interpelle sur les questions de retard, elle répond de manière évasive : “J’ai pas eu le temps”. Et elle ne me prévient pas, c’est moi qui découvre.
– Je ne peux pas trop lui déléguer car il y a encore des zones d’incompétences dont elle se rend mal compte.
– Elle aime aussi beaucoup la diversité, la nouveauté
– Stéphanie ? C’est quelqu’un de créatif et affirmé, exigeant, et qui a une vision large, globale.
– La part des projets que Martine gère pour Stéphanie ? Hmm, 50 à 60%
– Stéphanie manage 6 personnes en direct, dont une seule personne manager, moi.
– Comment je vis cette situation ? Comme j’ai dit, je suis gênée… Je ne sais pas comment faire pour faire progresser Martine.
ETAPE 3 – Demande et contrat
“Je voudrais des solutions concrètes d’organisation et de communication pour mieux travailler avec Martine”.
L’échange sur la demande amène la demande à devenir “faire part de vos réflexions et suggestions dans le management de Martine et la communication avec Stéphanie”.
15h15 – Pause
15h25- ETAPE 4 – CONSULTATION
Les consultants présents sont très mobilisés. Et quelque peu irrités par cette organisation non conforme aux “règles de management”.
Ils vont donner énormément de conseils et de prescriptions sur une “bonne organisation”.
Beaucoup de “yaka. Faut qu’on”. Un regard surtout normatif.
Il faut alors les freiner, leur expliquer la différence entre donner un poisson et apprendre à pécher, s’adresser à quelqu’un qui réfléchit plutôt qu’à quelqu’un qui va appliquer.
Beaucoup de normes donc et surtout sur le fait de ne pas permettre les courts circuits.
Certains expliquent avec force précision “que dire” et “comment le dire” à Stéphanie pour la convaincre de ne plus “shunter”.
A certains moments de l’étape, la parole est donnée à Isabelle pour qu’elle indique si le niveau de confort lui convient et si elle veut faire part d’un souhait dans la consultation.
Elle indique qu’elle est bien embêtée par les conseils qu’elle reçoit, car elle n’imagine pas un instant que Stéphanie, très affirmée, va revenir sur cette organisation qu’elle a souhaitée avec force pour faire grandir Martine…
Ce moment est déjà important car les consultants découvrent qu’en mettant de la pression dans leurs conseils, sans vue d’ensemble, ils accroissent le malaise de la cliente. Ils apparaissent (eux aussi) directifs comme Stéphanie et donc augmentant l’inconfort qu’ils veulent résoudre.
Il est 15h50: La séance dure depuis presque 2 heures.
Devant l’emballement de cette étape 4, et l’abondance de “poissons”, l’animateur choisit d’inviter les consultants à un moment de silence, à prendre du recul, à relire les notes, à réfléchir sous d ‘autres angles.
Alors de nouvelles réflexions se font jour, bien plus sous forme d’hypothèses :
– C’est beaucoup, 60%. Ta patronne serait ainsi plus le manager de Martine que toi ?
– Martine te fait sentir sans doute que tu n’es pas “son” manager, qu’elle se passerait bien de toi ?
– Martine est évaluée “satisfaisante”. Est-ce que ce n’est pas étrange concernant quelqu’un dont tu dis
. Qu’elle ne tient pas les engagements
. Qu’elle ne rend pas compte
. Qu’elle ne prévient pas quand le délai n’est pas respecté
. Qu’elle a des zones d’incompétences qu’elle ne reconnait pas
. Qu’elle ne communique pas franchement avec toi, qu’elle se braque
. Et tout cela après 5 ans dans le poste ?
– Est-ce que l’évaluation ne serait pas plutôt, de ton point de vue réel, « nettement insuffisante » dans le poste et donc “en potentiel” ?
– Martine tient mieux les délais pour les projets de Stéphanie que les tiens. Est-ce que ça ne donne pas une illusion d’optique à Stéphanie, qui penserait que Martine travaille bien ? Mais que toi tu ne sais pas bien manager Martine ?
– Tu dis que Stéphanie est exigeante, or elle ne semble pas l’être avec Martine ….
– Il semble qu’elles aient une bonne entente possible du côté de « nouveauté, créativité »
– Tu serais la seule à sembler vraiment exigeante ?
– Et toi tu serais “la méchante” vue par Martine et en plus un manager pas très bon vu par Stéphanie, un manager qui ne sait pas faire grandir ?
Isabelle écoute tout cela. Elle prend activement des notes. Très concentrée.
Comme cette phase apporte des éclairages qui semblent nouveaux, l’animateur invite à une pause pour vérifier le confort de la cliente et voir, d’une part, si elle avance et, d’autre part, si on continue ainsi ou si elle veut infléchir la consultation.
A la première question, rituelle : “ça va ?”, la cliente répond brusquement : “Non, ça ne va pas ! ça ne va pas du tout !” Elle est tendue, elle rougit, elle respire plus fort.
Et soudain elle fond en larmes.
Long moment de silence pour les consultants, surpris, touchés, stupéfaits.
…..
La cliente prend un moment pour elle.
Puis elle reprend, progressivement :
– Non ça ne va pas du tout
– C’est incroyable, tout mon malaise remonte !
– J’ai beaucoup de colère …
– ça fait longtemps, très longtemps, que je me sens mal
– en fait la première année, je manageais seule, et là ça avançait
– ma N+1 m’a imposé cette organisation “pour faire grandir Martine”
– comme je m’y opposais, elle m’a reproché de ne pas vouloir faire grandir les gens, alors j’ai cédé
– oui, je suis tout le temps la méchante, Martine me le fait sentir
– et de ce fait je suis dans l’impuissance
– oui, je vois bien que son travail est très insuffisant, mais je finissais par ne plus savoir quoi penser. Etait-ce de ma faute ?
– je suis désavouée implicitement par Stéphanie. J’en peux plus
– je me dis que finalement il y a quelque chose de pernicieux là-dedans
– “Faire grandir” ? En fait c’est tout à mon détriment. Et les deux sont contre moi
– en fait ça ne fait grandir personne, surtout pas Martine et surtout pas moi
– mais je ne peux rien faire, rien changer. Et Stéphanie peut être très dure
– la seule solution que je vois est de partir. Je vais partir… Je vais partir !
(Beaucoup de peine, de nouveau. Et les collègues s’inquiètent)
Il est 16h15. L’animateur est préoccupé car les participants avaient indiqué qu’ils devaient tous terminer à 16h30. Le temps va être très serré pour terminer de bonne façon.
Etape 5 – Synthèse et plan d’action
La cliente prend vraiment ses 5 minutes, le temps de réfléchir, d’évaluer.
Elle exprime ensuite très explicitement son changement de regard sur la situation.
Elle dit retrouver l’estime d’elle-même. Et d’être soulagée de voir clair dans son mystérieux malaise accumulé. “Je me sentais tout le temps en faute”.
Mais elle ne voit pas comment elle va agir. Ni même si elle peut agir.
Elle a grand besoin d’y réfléchir.
Etape 6 – Débriefing et Découvertes
La cliente indique que sa peine était bien “à elle” et pas liée à l’attitude des participants. Elle dit avoir senti beaucoup de bienveillance et avoir bien vécu la séance.
Elle dit : “Ce qui se passe, c’est que j’ai pu tout à coup mettre des mots sur ce que je vivais, mettre des mots sur quelque chose d’obscur, de contradictoire, qui m’échappait”.
Puis fusent les commentaires des consultants :
– Ouais, je n’avais pas vu l’iceberg sous la mer. On a donné trop de conseils.
– Incroyable, au début on ne sait pas du tout où on va
– Je suis très étonnée…, ce Codev…, voir comment tout à coup ça s’éclaire, c’est magique
– Moi, je me suis dit, le sujet du client, eh bien il “te” concerne ! etc.
Il est 16h35. Il nous faut stopper. Un peu trop tôt bien sûr. Mais on peut penser aussi que la cliente a besoin d’un espace de libre réflexion, maintenant qu’elle voit la situation différemment. De nouvelles idées vont sûrement venir avec le recul.
Quelques réflexions après coup
La séance a duré 2h45. Et pourtant c’est encore un peu court pour clore dans de bonnes conditions avec notre cliente.
Il existe, en France, une pratique de séances courtes, disons de 1h30. Cela convient bien pour des sujets simples et pragmatiques.
Une durée de 1h30 ici nous aurait fait passer complètement à côté. Ce qui aurait été très dommageable pour la cliente.
On allait même vers une aggravation du problème en lui expliquant qu’elle “avait tort” de ne pas savoir faire changer son chef.
Durée insuffisante aussi quant aux apprentissages pour tous.
On a ici l’apparence d’un problème “simple” et classique : gérer un collaborateur qui manque d’autonomie.
On n’a pas vu d’emblée les cercles vicieux et le mécanisme qui créent un vrai risque psycho-social.
La situation d’ailleurs n’est pas loin de ce qu’on appelle une “double contrainte” :
– si je trouve le travail de Marine insuffisant et que je veux davantage diriger, je fais mal
– si je veux déléguer, encourager, accompagner, le travail prend un gros retard, donc je fais mal
– et si je veux faire évoluer cette situation et ce circuit-court, on me dit que ” j’empêche de grandir”. Je fais encore mal
– j’ai l’impression que je ne peux que partir, donc finir sur un échec.
(On peut même faire l’hypothèse : partir avant de me détruire, ou de devenir “zinzin”. D’où le “casse-tête” indiqué comme titre de la situation)
On en voit d’ailleurs les effets : la cliente ne sait plus quoi penser quant à l’évaluation de sa collaboratrice. Elle perd son jugement. Elle finit par penser “comme” sa N+1″.
Elle minimisait même ce qu’elle ressentait….
Cela en dit long sur l’illusion d’avoir des “faits” d’emblée dans la description d’une situation et sur la patience requise pour y voir clair.
La séance fait bien apparaître finalement la dimension systémique du Codéveloppement. Le regard sur la situation et le court-circuit est un regard normatif, un regard d’expert. Un regard psychologique nous aurait conduit vers la personnalité d’Isabelle, ses dispositions inconscientes et son histoire. On ne va pas dans ces directions.
Ici le regard systémique consiste à identifier les messages envoyés et reçus, de manière explicite ou surtout implicite. On regarde l’interaction entre le client et la situation. Les interactions, ce sont des messages.
Aux dernières nouvelles, Isabelle est allée trouver Stéphanie, et a osé lui expliquer avec conviction comment ça ne pouvait pas fonctionner. A sa grande surprise, elle a été entendue. Une solution transitoire est trouvée : les points managériaux se font à 3. Ce qui a amené à un recadrage inattendu mais ferme de Stéphanie envers Marine. De plus les points à 3 ont amené Isabelle à avoir une vraie vue d’ensemble de l’activité. Avec tout cela elle a pu prendre de la hauteur, et mieux déléguer.
Puis tout s’est amélioré : le climat, les relations, sa confiance en elle-même. Elle a une nouvelle énergie. Et Marine est devenue un modèle de collaboration !
Dominique Delaunay
Co-dirigeant du CECODEV
Directeur du Centre de Systémique Palo Alto
www.cecodev.fr